Article paru dans le magazine 204 _mars 2021 / Rédigé par Simon Billeau
Le triathlon et les sports enchaînés sont des activités physiques qui devraient être reconnus d’utilité publique. D’accord, je m’emporte peut-être un peu. Cependant, ces sports peuvent vous sauver la vie (savoir nager peut s’avérer utile !) ou tout du moins, ils vous permettent d’augmenter votre espérance de vie, de l’ordre de 3 années selon une étude, et surtout votre qualité de vie ! Mais comportent-ils des “risques”, surtout en cette période de pandémie ?
Le sport c’est la santé
Bien que, de prime abord, cette question paraît relativement simple, il semblerait exister une multitude de réponses, toutes aussi singulières les unes que les autres. En fonction de nos propres représentations, le triathlon peut se conjuguer avec des notions de compétition, de loisir, de plaisir, de découverte, d’épanouissement. Il peut aussi, dans certains cas, être abordé comme un exutoire des tensions de la vie quotidienne, de fragilisations, de souffrance, de dépassement de soi.
Malheureusement, le triple effort souffre également de ses propres maux. Ces derniers peuvent toucher le pratiquant dans toutes ses dimensions : physique (blessures, dérèglement hormonal, par exemple aménorrhée), psychique (anorexie, dopage…) et sociale (altération de la vie sociale et/ou professionnelle).
Aujourd’hui, il est difficile de parler de ces maux. La pratique sportive se présente à nous comme un de ces derniers bastions sacrés. Depuis plus d’un siècle environ, le sport et ses pratiques sont vecteurs d’un ensemble de croyances relatives à la santé et l’hygiène. La pratique sportive façonne et modèle le corps, ainsi que l’image sociale ou intime de son pratiquant. Et dans notre société française, un corps sportif est souvent considéré comme révélateur d’esthétisme, de courage, de force…
« La psychologie sportive a permis de mettre en lumière certains maux, tels que la dépendance sportive, aussi appelée bigorexie. »
La pratique physique nous est également présentée, légitimement, comme un des piliers de la santé. Les pratiques sportives ont été intégrées dans les politiques de santé publique dès 1960. En effet, suite à la “débâcle” de la délégation française aux Jeux olympiques de Rome (0 médaille d’or), le général De Gaulle avait affirmé que le sport était un parfait révélateur de la santé d’un pays.
« Si la France brille à l’étranger par ses penseurs, ses savants, ses artistes, elle doit aussi rayonner grâce à ses sportifs. Un pays doit être grand, avant tout, par la qualité de sa jeunesse et on ne saurait concevoir une telle jeunesse sans idéal sportif. » (Herzog, 1959).
Quand bien même le sport est essentiel pour une vie harmonieuse et épanouie, la psychologie sportive a permis de mettre en lumière certains maux, tels que la dépendance sportive, aussi appelée bigorexie (Véléa, 2002, p. 8).
En effet, la devise olympique instaurée par le baron Pierre de Coubertin « Citius, Altius, Fortius » (« Plus vite, plus haut, plus fort », Comité international olympique, 2004, p. 18), a depuis engagé les sportifs dans le “toujours plus”. Et cela ne touche pas que l’athlète de haut niveau. Les athlètes amateurs sont enclins également à se surpasser et donc sujets à ces maux.
Dans cette quête de la performance, certains athlètes se perdent alors dans des conduites contre-productives. Les concepts de dépendance ou d’addiction ont été amplement étudiés tout au long du XXe siècle. Nous nous intéressons dans cet article aux dépendances comportementales. Ces conduites comportementales prennent une dimension pathologique, à partir du moment où elles se présentent comme répétitives et compulsives et que leur recours est quasi systématique dans la gestion des excitations par l’appareil psychique. L’addiction est un état d’esclavage, une conduite de fuite, où l’acte prend le pas sur l’élaboration mentale. (Bergeret, 1982, p. 33).
Et la bigorexie dans tout cela ?
Dans son article intitulé « Les addictions sans drogue(s) », Dan Véléa (2002) explique que la dépendance sportive fait partie de la famille des “addictions comportementales”. Comme pour d’autres comportements addictifs, il considère qu’elle commence par des excès, par la recherche de sensations de plaisir et de désinhibition à travers la pratique sportive, qui va aboutir à l’installation d’un besoin irrépressible et, dans certains cas, de signes de sevrage. Pour certains sportifs, la répétition d’entraînements, l’accoutumance du corps au mouvement, la ritualisation et la répétition obsessionnelle de gestuelles peuvent prendre une dimension compulsive voire addictive. Ces sportifs ressentent la nécessité de remplir un vide de la pensée ou un vide affectif et, dans ce cas, les objets investis sont l’activité sportive ou le mouvement. Cette sensation de vide découle souvent directement de la notion de dette, d’un manque.
En résulte ce besoin compulsif, qu’on pourrait décrire comme un lien addictif, qui se manifeste souvent par la nécessité de pratiquer sans relâche son sport, de contrôler sans cesse son image dans la glace et dans le regard des autres. La dépendance sportive peut se définir comme un besoin compulsif de pratiquer une activité physique ou sportive. Chez certains athlètes, ce mode d’investissement “à corps perdu” permettrait de combler un manque ou de faire face à une situation potentiellement traumatique. L’acte sportif se présente alors comme un appel au secours, sans qu’il y ait nécessairement l’attente d’une réponse en provenance de l’autre. La pratique sportive intensive peut être, chez certains athlètes, considérée comme une forme particulière de procédés “autocalmants”. L’acte sportif permettrait ainsi la gestion des angoisses généralement innommables.
« Le sport est un “booster” incomparable du système immunitaire (…) mais il faut savoir garder raison. »
La bigorexie, c’est-à-dire la dépendance à la pratique sportive, touchait environ 4% de Français en 2008 selon les chiffres officiels. On serait tenté d’imaginer que ce chiffre soit bien plus élevé après une année 2020 compliquée avec le coronavirus. Cependant, la période de Covid-19 pourrait révéler à certains pratiquants à quel point leur vie est centrée sur l’exercice physique. Cela pourrait les aider à prendre conscience de leur dépendance au sport et peut-être se poser des limites. Quand bien même le sport est un “booster” incomparable du système immunitaire et qu’il a été scientifiquement démontré facteur direct de l’augmentation de l’espérance de vie (le Ministère des Sports et son Bureau de l’économie du sport ont publié en 2018 une note d’analyse sur les liens entre les bienfaits de l’activité physique sur l’état de santé et ses bénéfices pour les finances publiques), c’est comme toute chose, il faut savoir garder raison.
Le sport engendre une production d’hormones du plaisir durant et après l’exercice (adrénaline, dopamine…). Il est donc facile de comprendre qu’une addiction au sport peut naître et devenir problématique en cette période de confinement ou de fermeture des installations publiques comme les piscines. Bien connue des médecins du sport et des addictologues, la dépendance au sport, que certains nomment bigorexie, se caractérise par le besoin d’une pratique de plus en plus intensive pour se sentir bien, des entraînements quotidiens aux dépens de la vie familiale et sociale, la poursuite des séances malgré une blessure… Pour continuer coûte que coûte l’entraînement, certains font des marathons dans leur jardin ou dans leur salon, d’autres mettent leur réveil à deux heures du matin pour sortir courir en pleine nuit, des accros de la musculation ou du crossfit recréent leur environnement sportif à domicile. Ces aménagements sont très souvent ingénieux et il faut les soutenir, les encourager. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’ils révèlent une souffrance.
Pour les triathlètes que nous sommes, Zwift, l’application de cyclisme et de course à pied sur home-trainer et sur tapis roulant, a été et est toujours une réelle aide physique et psychologique. Il convient néanmoins d’y ajouter une nuance. Pouvoir substituer une pratique normale à un environnement virtuel apporte des avantages, mais également des inconvénients. Dans le cadre de cet article, on se consacre uniquement à la notion de sport à outrance. L’un des ambassadeurs de marque de la firme Zwift est le vainqueur du Tour de France 2018, Geraint Thomas. Durant la vague de Covid-19 en mars-avril, il a notamment enchainé 3 jours de 12 heures d’entraînement sur cette plate-forme avec les résultats sur le Tour de France et le Tour d’Italie que l’on lui connaît (2 abandons…). Il faut donc veiller à utiliser ces alternatives avec précaution. Dans le monde moderne actuel où tout le monde est connecté, les innombrables applications, tutoriels et challenges sont les bienvenus pour faire du sport sans sortir. Cependant, il ne faut pas se laisser entraîner dans ce cercle vicieux. Il serait triste d’ajouter une addiction totalement “négative” (les écrans) à la bigorexie.
« La bigorexie, addiction au sport, est considérée comme maladie par l’OMS depuis 2011. »
Les addictions “positives” comme le sport sont souvent valorisées quand elles sont comparées, par opposition, aux dépendances aux produits. Pourtant, on rencontre une véritable souffrance physique et psychique parmi les “addictés”. Chez les sportifs de haut niveau ou les amateurs pratiquant de manière intensive les exercices physiques, la pratique excessive met en évidence une conduite addictive liée à des troubles dysmorphophobiques qui se manifestent dans le cadre d’un véritable syndrome d’Adonis, avec tout le cortège des signes de manque et de souffrance psychique. La dysmorphophobie se caractérise par des pensées excessives et une obsession d’un défaut imaginaire ou d’un petit défaut physique, dont la perception de la personne est complètement démesurée. La personne atteinte de dysmorphophobie a alors une mauvaise image d’elle-même. Attention donc car la pratique sportive peut rendre dépendant. La bigorexie est une maladie du culte de soi dans une société de plus en plus exigeante et responsabilisante. L’Organisation Mondiale de la Santé l’a d’ailleurs référencé comme une maladie depuis septembre 2011.
Les bonnes pratiques à adopter
- La première des choses à faire pour éviter un surentraînement ou un comportement bigorexique, c’est de tenir à jour un carnet d’entraînement. Il y a des grands principes de base pour progresser en sport et le triathlon n’y échappe pas. Il faut être régulier, progressif et jongler intelligemment entre plages d’entraînement et de récupération.
- Ensuite, il faut tenter de relativiser et se concentrer sur ce que l’on peut contrôler. Si la piscine est fermée, il n’est pas forcément intelligent ou sain de remplacer une séance d’une heure en bassin par une heure d’élastique, ou une heure dans une rivière ou un étang à 10°C. Toute activité doit faire l’objet d’une réflexion sur le ratio “bénéfice-risque”, comme en médecine…
- Par ailleurs, avoir un coach en cette période troublée peut être pertinent et salvateur. Choisissez-en un en qui vous avez toute confiance et dont vous suivrez les recommandations à la lettre. Les conversations en ligne ou par téléphone aideront également à briser l’isolement.
- Enfin, profitez de cette période de disette en ce qui concerne les compétitions pour lire davantage (des athlètes tels que Chrissie Wellington ont écrit des ouvrages magnifiques), optimiser des paramètres que vous avez négligé jusqu’alors (comme un positionnement sur le vélo), regarder des vidéos de natation pour travailler visuellement votre technique…
En conclusion, je me permets de citer David Le Breton qui dans son ouvrage « Se remettre debout : marcher pour se sentir vivant » fait l’apologie des pratiques physiques et sportives comme épanouissement personnel : « Dans les années 1950 en France, on marchait en moyenne sept kilomètres à pied par jour. Aujourd’hui, à peine trois cents mètres. La sédentarité est un souci majeur de la santé publique. » Le confinement et les restrictions gouvernementales n’ont malheureusement pas arrangé ce phénomène. « Marcher (ndlr : ou pratiquer son activité favorite comme le triple effort), c’est reprendre corps dans son existence, retrouver une jouissance du temps, renouveler sa curiosité, se déconnecter pour se sentir vivant. C’est certes une pratique de santé, mais surtout une jouissance du monde. » Alors quand bien même nous vous mettons en garde dans cet article sur la dépendance du sport, nous vous encourageons malgré tout à bouger, mais avec modération 😉